Après quoi court Kilian Jornet ?

Voilà longtemps que je voulais écrire un post au sujet d’un athlète qui domine à la fois les podiums et les médias, dès que l’on parle de montagne. Mais de qui vais-je bien pouvoir vous parler ? De Kilian JORNET BURGADA, ce sportif espagnol de 25 ans au déjà très long palmarès, à la fois dans la pratique du Trail que dans celle du ski-alpinisme de compétition.

Ses lettres de noblesses ont été acquises à coup de records dans de nombreuses épreuves telles que l’UTMB, le GR20, le Tahoe Rim Trail ou sur les skis avec la Coupe du Monde individuelle de ski-alpinisme dès 2009 ou bien encore la Pierra Menta et la Patrouille des glaciers, pour ne citer que les plus connues.

Ce garçon est exceptionnel, tout le monde s’accorde à le dire et loue sa grande polyvalence technique et son immense capacité de récupération qui lui permettent même d’enchaîner et de remporter, en un même week-end, un kilomètre vertical à Chamonix (en 36 min 07′ – 29 juin) et le Marathon du Mont-Blanc le surlendemain (en 3h 38min et 24″ – 1er juillet 2012).

Devant de telles performances et une telle capacité de récupération, on ne peut qu’être impressionné et féliciter ce champion qui dépasse les limites connues dans les épreuves longues distances. Il a démenti les certitudes sur l’ultrafond, jusque-là considérée comme la discipline de la maturité. Ses capacités physiques hors-normes pour ce poids plume de 56 kilos pour 1,71 mètre alimentent aussi la légende : une capacité pulmonaire fantastique (trois fois celle d’un homme ordinaire), un rythme cardiaque de 34 pulsations par minute au repos et une résistance musculaire étonnante.

Bref, nous tenons depuis quelques années le Miguel INDURAIN du Trail et du ski-alpinisme, mais lui ne marcherait qu’au Nutella apparemment.

Le projet « Summits of my life », une nouvelle étape mais dans quel but ?

Cependant à bien regarder courir et skier Kilian JORNET, je me pose toujours la même question : mais après quoi court-il si vite et de façon si pressée ?

L’entendement actuel porte aux nues les performances de ce jeune homme d’à peine 25 ans, mais devant une telle unanimité et après avoir tant dominé toutes ces disciplines, je me pose la question de ce qui le fait courir, encore et encore.

C’est notamment la communication autour de son dernier projet « Summits of my life » et le changement de discipline et d’approche, et ce, tout en étant constamment à la recherche d’une performance chronométrée, qui me renforce dans ce questionnement.

Avec ce projet Kilian vient dans l’ultra performance en haute montagne, le « speed climbing » (et « speed skiing » aussi !), un terrain beaucoup plus technique que son terrain de jeu habituel. Kilian est un montagnard confirmé dans la pratique de l’alpinisme, mais il vient concourir sur un terrain qui appartient à la «Machine Suisse» surnom donné à Ueli STECK pour ces ascensions fulgurantes dans les voies les plus difficiles des Alpes et de l’Himalaya.

Alors à quoi bon venir sur ce terrain, sur des sommets comme le Cervin, le Mont-Blanc ou l’Everest ? Quel est donc l’objectif sportif et athlétique dans ces terrains montagneux à la technicité moyenne (pour un alpiniste de son niveau, bien entendu).

Le discours de Kilian quant à ce projet est du coup déconcertant. On sent la grosse machine se lancer, avec un plan média bien ficelé et un programme s’étalant jusqu’en 2015 avec pour but ultime l’ascension de l’Everest. De plus il y a certainement des partenaires derrière lui, discrets pour l’instant, mais qui ne manqueront pas de monter en puissance au cours de ces 4 prochaines années.

Mais au-delà de la communication et des images, c’est le discours que je ne comprends plus. Dans le trailer et sur le site de ce projet, je lis:

No one told us who we were, no one told us who should do this, someone said we are our dreams.

Our steps follow our instinct and take us into the unknown. We no longer see the obstacles behind us but look forward the ones ahead. It is not about being the fastest, the strongest or the biggest, it’s about being ourselves. We are not just runners, mountaineers or skiers or even athletes we are people. We don’t know if we’ll find it, but we are going in search of happiness. What is it we’re looking for ? To be alive. […]

Le projet Summits Of My Life durera 4 ans, et nous allons parcourir les plus grandes cordillères du monde en essayant de monter et descendre le plus vite possible quelques unes des montagnes les plus spectaculaires du monde. […]

C’est pour ça que ce projet il ne s’agit pas seulement de battre certains scores ou de monter des cimes rapidement et avec peu de matériel. Il s’agit de transmettre des valeurs. Je ne prétends pas qu’elles soient les valeurs correctes, ou celles qu’il faut suivre, mais c’est celles qui m’ont été transmises, et donc celles que je veux transmettre. […]
À la fin nous comprenons que le rêve ce n’est pas les scores, mais les chemins pour arriver à chaque cime, et l’échec n’est pas le fait de ne pas d’achever une montagne ou d’arrêter le chronomètre quelques minutes plus tard, mais de ne pas être capables de prendre ce chemin.

Et là, force est de constater les contradictions flagrantes du discours: à quoi cela peut-il bien lui servir de monter et descendre le plus vite possible quelques unes des montagnes les plus spectaculaires du monde, si dans le même temps le rêve de Kilian n’est ni le score, ni la pression du chronomètre ?

A ce compte là, Kilian pourrait tout à fait courir pour son propre plaisir sans chronomètre et le tour serait jouer. Il n’en deviendrait pas un moins bon montagnard, il serait juste un peu moins en contradiction avec lui même. Je n’ai fait que le lire ou l’écouter…


A chacun sa Conjecture de Poincaré ? Peut-être pas.

Le trail est selon moi à l’image de la société actuelle dans laquelle nous vivons, pleine de contradictions et Kilian JORNET en est son emblème malheureux.

Elle est l’expression de l’individualisation de nos sociétés dont le besoin d’existence s’exprime par la mesure d’une performance en regard de celle de son plus proche voisin. La mise en concurrence constante des individus afin de les évaluer entre eux. Cette société qui, même dans les milieux les plus naturels, nous pousse à concourir derrière un chronomètre pour un soit-disant besoin d’épanouissement et de bien être.

Un éditorialiste (Escape #32 – Edito de Franck ODDOUX) mentionnait que l’achèvement d’un ultra-trail s’apparentait un peu à la démonstration de la conjecture de Poincaré pour un mathématicien, je cite:

Il [le trailer] le fait pour lui, uniquement pour lui, égoïsme mental et physique, sous-tendu par un seul but : arriver. Au final, à chacun sa Conjecture de Poincaré, cette volonté un peu autiste de surmonter un incroyable défi, en toute gratuité, juste pour le plaisir du dépassement.

A cette notion d’égoïsme mentale et physique, portée au firmament de la réussite de l’accomplissement sportif tendance début du 21ème siècle, je préfèrerais que l’on parle d’altruisme et de partage dans la pratique sportive. La notion de cordée est un pilier fondamentale de la culture alpine, bien loin de l’égoïsme de l’effort physique en solitaire dont on parle aujourd’hui.

La différence entre Grigori PERELMAN , mathématicien russe qui a démontré cette conjecture en 2003 et Kilian JORNET, est que M.PERELMAN n’est jamais allé chercher le prix d’un million de dollars qui était promis à celui ou celle qui trouverait la solution de cette très difficile énigme mathématique. Il n’a même d’ailleurs jamais communiqué sur cet exploit des sciences modernes et vit reclus dans son appartement pour suivre sa quête qui ne présente, elle, aucune contradiction.

Kilian JORNET devrait peut être songer à cela, à force de truster les podiums et de répondre aux solicitations de ses partenaires. Mais je crois avoir enfin ma réponse, Kilian court après un idéal qui n’est peut être pas vraiment le sien et qui l’enferme dans ses propres contradictions, il suffit de le lire, je vous dis.

M.JORNET, je vous respecte.

Je n’ai aucun doute sur les immenses qualités de ce jeune homme, ni même sur l’humilité de ce personnage. J’ai très peu de doutes sur ses performances, même si elles amènent naturellement à se poser certaines questions. Mais j’aimerais tellement voir Kilian tel qu’il est certainement et que nous ne voyons pas, enfermé dans le prisme médiatique qui en fait de lui un surhumain, hors de portée, hors d’atteinte.

C’est peut-être bel est bien le but du film qu’il prépare sous la loupe de Sébastien MONTAZ, mais s’il avait vraiment voulu que l’on ressente les valeurs et autres racines qui lui sont chers, n’aurait-il pas mieux fait de demander à un autre réalisateur, une personne extérieure à ce milieu entretenant son image…

Les montagnards qui ont fait rêver les enfants avec leur récit n’étaient pas ceux qui couraient le plus après un chronomètre, mais le plus souvent ceux qui grimpaient après des idéaux, des notions d’efforts se fondant dans des valeurs de partage, d’altruisme; ces valeurs que leurs exploits transportent à travers le temps de façon immuable et dont on se souvient.

Finalement il sortirait grandi de faire toutes ces nouvelles tentatives sans même monter un plan média, pour la beauté de la pratique, l’élégance de la montagne. Mais me direz-vous, libre à moi de ne pas en prendre connaissance également…

Alors Kilian, si cela te dit, on peut se faire une sortie à ski ensemble, je n’ai ni ton niveau physique, ni technique, mais je pense que nous partageons une même valeur, celle de vouloir être heureux et épanoui en montagne, sur des skis pour ma part.

Et puis, je prendrais une bouteille de gnôle et un gros bout de fromage au fond du sac à dos, on convierait plein d’amis chacun et l’objectif de notre sortie serait de prendre le maximum de plaisir sans se soucier du temps que cela prendrait… oui Kilian, cela aussi c’est possible en montagne.

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